Big Bill Broonzy


 Il y a tout juste un an, mon maître est mort. Hélas, je me souviens encore très bien du soir où j’ai appris la « nouvelle ». Et ce n’est pourtant pas faute – Dieu me suce – d’avoir bu comme un trou !

Car c'est après avoir pleuré à en remplir des gourdes entières que je me suis rappelé cette nuit d’avril 2011. Micberth m’avait téléphoné, alors que le Japon trempait dans une de ces eaux noires charriées par le vilain tsunami :

— Allô ? Vous êtes là ?

Et moi de répondre, intimidé comme jamais.

— Bonsoir M. Micberth. Comment allez-vous ?

— Ecoutez mon cher ami... je suis... je suis las. Je vous en prie, faites comme moi, servez-vous un verre de n’importe quoi, et parlons des heures.

Des moments rares mais toujours délicieux. Des heures passées au téléphone à écouter le maître et à boire avec lui. Quel privilège c’était... Imaginez-vous bien : pour moi, il y avait au bout du fil un monstre sacré ! L’homme qui à mon âge avait été adoubé par Aragon, celui qui avait été assez digne de Céline pour fréquenter Lucette ! Par conséquent, j’étais comme un minot... Bien sûr, je m’efforçais de donner le change pour qu’il ne se rende compte de rien. Mais avant cela, je crois bien n’avoir jamais été impressionné à ce point. Je me souviens avoir pesé le moindre de mes mots. C’est ce qu’on fait d’ordinaire quand on s’adresse à cette race d’homme. 

 

Dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau écrivait : « La liberté est un aliment de bon suc mais de forte digestion. » Et justement, Micberth avait de l’estomac. Ceux qui l'ont côtoyé le savent. Cette force qui émanait de lui, cette fidélité à l’égard des valeurs et des idées qui ont guidé sa vie, ce courage et cette constance enfin, propres aux rares hommes capables de liberté... La canaille, dont il n’a jamais cessé de botter le cul pourri, n’a sûrement pas idée de ce que c'est, ni des couilles qu’il faut pour mener pareille vie – même (et surtout) quand, toute fière d'elle-même, celle-là se pare des oripeaux obscènes de l’Hédonisme pour Tous. Figurez-vous donc cette masse de petits cuistres triomphants, dont Rousseau pensait « qu’ils s’imaginent que pour être libres il suffit d’être des mutins. » Ceux-là, Micberth les laminait toujours avec drôlerie.

 

Ah ! Je ne peux m’empêcher de sourire en pensant que, parfois, entre deux pirouettes, Micberth faisait l’intéressant (pensais-je), jurant que la Camarde était sur le point de venir le prendre... Alors moi, pour rire, je lui disais :

— M. Micberth, si vous mourez, je vous tue !

Et le vieux lion riait. Car même s’il aimait répéter qu’il ne rugissait plus, éreinté par une existence que bien peu d’hommes sont capables de se donner les moyens de vivre, absolument tout chez lui respirait la vie. Chaque jour il la célébrait. Il la célébrait déjà tout jeune, et la célébrait encore tout juste avant de partir. Voilà aussi son oeuvre. Loin des mornes complaintes des impuissants. Loin de l’insondable connerie des philosophes merdeux. Bien loin en fait du grouillement de ces larves baveuses qui baignent, toutes replètes, dans leur contentement gluant   « Las !... ».

 

Aujourd’hui je pense à lui, et songe instantanément au chant vivant de Big Bill Broonzy que nous goûtions particulièrement tous les deux. Tristesse infinie, donc, – et pas qu'un simple blues  mais on se reprend ; aucune raison d’être égoïste. Parce qu'il s’agit maintenant de faire perdurer sa mémoire, et transmettre du mieux possible ses idées. Nous le devons et, en ces temps prodigieusement merdiques, nous en avons besoin.

 

Micberth a emporté avec lui sa géniale insolence et un gros morceau du coeur de ses proches. Nous avons perdu la dernière grande figure de l’aristocratisme libertaire et de l’anarchisme exigeant, un des derniers remparts à la bêtise et l'indécrottable laideur de notre monde. C’était mon maître.


(Quentin Averous, le 21 mars 2014)