Un soir de l’année 1970, Alain Fournier dit Camille, ex-collaborateur et directeur littéraire de Micberth aux éditions de la Jeune Force poétique française (de 1966 à 1971) annonce à ce dernier sa volonté de renoncer à la littérature pour se consacrer à son travail de broc’ et de bouquiniste. Micberth qui a publié en 1969 son premier pamphlet « Lettre ouverte à un magistraillon » (Illustré par Bernard Deyriès) ainsi que de nombreux articles dans « Révolution 70 » notamment, sous le nom d’Alain Dreux-Gallou, croit en son talent d’écrivain et ne l’entend pas de cette oreille.

Il relate cette rencontre dans son Journal inédit, en 1976 :

« Après une longue homélie sur le courage – peu convaincante – qui l’affligeait plus encore, je décidai d’un coup d’aller chercher un énorme colt à barillet qu’il m’avait vendu quelques mois plus tôt. Il était temps de passer aux actes décisifs.

– Tu vois, Alain, lui dis-je, je suis heureux, très heureux d’exister. J’aime la vie comme un fou. Mes femmes, mes enfants, mes amis m’adorent. Je me sens investi par le destin, pour remplir une mission purificatrice au profit des hommes de bonne volonté, et tu sais combien je me bats chaque jour pour voir triompher mes idées et quels plaisirs, malgré les échecs, j’en retire. Eh bien ! je suis prêt à te sacrifier tout ça pour te prouver l’importance de ton destin d’écrivain.

– Micb !

Je glisse une balle dans le barillet et le fais tourner d’un grand geste du plat de la main, puis je pose le canon glacé sur ma tempe. A.D.G. est bouleversé. Des larmes s’échappent de ses yeux. Il tombe à genoux, se pend à mon bras, me supplie et hurle :

– Micb ! fais pas ça ! Je sais que tu en es capable. Ce serait trop con.

Clic !... Le chien claque, et le percuteur ne trouve que le vide. Je tends le colt à A.D.G. qui, tout en gémissant, le désarme, handicapé dans cette opération par le tremblement de ses pauvres mains.

Je le laisse là, exsangue, plaintif et vidé.

 Un mois plus tard, son premier roman : « La Divine Surprise » était rédigé et, le 29 juillet 1971, il paraissait chez Gallimard, avec la dédicace suivante : « A tous les hors-la-loi d’hier et d’aujourd’hui, à tous les rifodés, malingreux, mercandiers, coupe-jarrets, coquillards, sabouleux, mercureaux, faux-sauniers, tire-laine, courtauds de boutanche, fractureux, gens de la petite flambe, hubains, narquois drilles et rôdeurs de filles, à tous nos jeunes morts, à Bonnot, Loutrel, Danos, à Casanova et au docteur Michel-Georges Micberth qui est aussi des nôtres. » A.D.G.

Alain ne m’avait pas pardonné. Pourtant, sous le texte dédicatoire imprimé, il rajoutait de sa main : « Pour Micb, sans qui A.D.G. ne serait pas : Alain Camille. »


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La publication dans la prestigieuse Série noire dont A.D.G. deviendra l’un des auteurs phares ne se fit pas « les doigts dans le nez » (NDRL : Pardon !) Le 17 février 1971, A.D.G. transcrit à Micberth le courrier de Gallimard : « Nous avons lu votre manuscrit et il nous intéresse. Il a de la verve, il a du ton, les personnages existent vraiment. Il y a certaines négligences d’écriture, mais elles sont facilement arrangeables. Pourtant, tel qu’il est, nous ne pouvons pas le publier, parce qu’il manque d’étoffe, d’intrigue, qu’il y a des invraisemblances, des faiblesses psychologiques et qu’on a l’impression que, porté par votre facilité à écrire, vous ne vous êtes pas trop soucié de l’histoire. Or l’histoire, dans une Série noire, c’est également très important. Si vous pouviez passer nous voir, on discuterait de ce livre. On tâcherait de vous expliquer ce qui cloche et si vous vous sentiez le courage ou l’envie de le revoir, il me semble qu’on pourrait aboutir à un livre très publiable. » La lettre est signée Robert Soulat pour Marcel Duhamel.

A.D.G., qui a écrit son chédeuve « en 6 jours et demi » demande à Micberth de l’aider à le peaufiner. Celui-ci se fendra, deux jours plus tard, d’une longue lettre faisant le détail des erreurs, invraisemblances à corriger et améliorations souhaitables.

 

« Mon cher Brigand,

Je constate avec satisfaction que vous n’avez plus besoin de vous mettre à cinq ou six pour enculer le père Talent. Tu fais ça tout seul maintenant, c’est bien ; te voilà dégourmé.

Comme tu le souhaites dans ta lettre du 17, je t’envoie quelques réflexions inspirées.

(...)

Je passe aux invraisemblances :

Je t’ai dit au téléphone : Toutoune, pour son examen gynécologique, ne pas confondre le prélèvement effectué par le gynécologue et l’analyse par le laboratoire. Plus la troisième phase d’interprétation de l’analyse et le pronostic avec les médicaments adéquats ou la feuille de clinique.

En page 18, bien faire comprendre aux lecteurs que le héros est contre la devanture, bien visible de l’extérieur (description plus approfondie du café-restaurant).

En page 21, Luc va se ravitailler sur le coup de 3 h alors que sa bonne femme a été coupée en deux vers midi trente. D’autant que plus tard, on apprend que la police a fait fermer l’établissement. La première queue-chose très grave.

En page 23, par miracle, le Yougoslave Tatouine n’a plus d’accent (La peur sans doute. Une nouvelle veine pédago-assimil à exploiter. Tu va te faire du fric, vieux !)

(...)

Quelques réflexions maintenant.

Beaucoup de motivations sont peu expliquées ou pas du tout. Celles d’Amburge, de Luc. André revire sa crêpe d’un seul coup et pense que Luc est un fieffé gangster, ce qui ne correspond en rien à la psychologie de Luc que l’on découvre au début du bouquin.

L’inspecteur de police est bien familier et bien soupçonneux. Pour des gens qui ne fréquentent pas le commissariat, cela est bien trop rapide et d’une très grande faiblesse psychologique.

Le coup du papa à la fin qui cocufie son fiston me paraît énaurme et m’a fait beaucoup de peine. C’est très vilain. On appelle cela en littérature poudrée, un récit qui se termine en queue de poisson. Vu la moralité du père et ses intentions, je dirais en queue de poison. Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

L’histoire n’est pas terrible. Le style excellent. Le récit touchant. On a envie de lire jusqu’au bout. Bien que gêné par les invraisemblances.

Les personnages ont une âme, mais réagissent comme si tout était préparé d’avance, avec des masques. On ne sent pas les mobiles profonds.

Des petites erreurs de comportement et de jugement qui font dire au lecteur : « Ah, ah, tiens, méfions-nous, celle-là, elle va jouer un sale tour au héros à la fin…  » Alors on pense que tout est beau et que tous ces mecs sont bien chouettes, et on est tout déçu de les savoir aussi minables, aussi laids dans leur tête. C’est peu vraisemblable.

Des petites conneries, comme les impacts de balle 22. A ne pas confondre surtout avec des obus.

On ne nous explique pas, et plus grave encore, on ne nous laisse pas supposer comment le père d’André va se tirer de la souricière de Marseille, alors qu’il a canardé les flics comme un homme. On ne voit pas du tout les interrelations entre le cerveau du père et du fils. Si le papa a vraiment ramoné la Tine en question (Je n’ai pas très apprécie le diminutif), je ne vois pas ce qu’elle est venue foutre ensuite avec le gars André, alors qu’il lui était si simple d’attendre peinardement le père.

Et pourquoi, bon Dieu, le père s’est-il crevé le cul à tirer le fiston des griffes de la police pour ensuite le donner ? Je vois mal tout ça. Il pouvait peinardement se tirer avec Tine, assommer un encaisseur et laisser pourrir son fils en prison. Le Ricard a rendu le père d’André complètement fada.

Mille autres choses encore, dont le brave Auvergnat qui se tire comme ça sans laisser d’adresse, alors qu’il n’a pu exercer son commerce à Orléans sans fournir son identité. Que risquait-il vraiment et comment peut-on admettre qu’un homme qui planque des mecs en cavale puisse être aussi imprudent, alors que c’est la prudence qui fait leur gagne-pain. J’ai pas très bien compris.… » (Micberth, lettre du 19 février 1971. Correspondance inédite)

 

Muni de toutes ces remarques et autres corrections, A.D.G. reverra sa copie. Et cinq mois plus tard viendra « La Divine Surprise », premier d’une vingtaine de romans qui marqueront le renouveau du polar dans les années 1970-1980 tout comme ceux de Jean-Patrick Manchette.


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Alain Camille (A.D.G.) en 1968. Archives Micberth

 

A.D.G. écrira : « En 1963, un jeune garçon timide qui s’appelait Alain Fournier et n’en était pas plus fier pour ça, se présenta au 9 de la rue des Docks à Tours, il se gourrait, sonnait à l’office des achélèmes. Puis il rencontra Micb, et, je ne dirai pas les doigts dans le nez, il est devenu Adégé Alain Camille et le reste s’il le faut. Bien. Aujourd’hui, Alain Dégé Camille finit un gros feuilleton pour la Première Chaîne, l’adaptation de Chéri-Bibi de Gaston Leroux, il a sept romans policiers derrière lui, dont un porté à l’écran par Georges Lautner, il prépare une autre série de feuilletons, il écrit un scénario original pour Michel Audiard, il bosse pour Gallimard, Plon, Grasset, en bref, il ne débande pas. Tout cela, parce qu’un grand frère, un père, un ami, n’a jamais désespéré de lui, lui a appris à écrire, l’a toujours aimé et souvent protégé. Cet homme s’appelle Micberth. » (Actual-Hebdo n° 13, 10 mars 1973)