A L’Echo de la presse qui rappelait que sous l’Ancien Régime les auteurs de libelles comme « La Lettre » étaient embastillés, Micberth répondit : « Votre serviteur connut Fresnes à défaut de la Bastille et pour motifs aussi peu ragoûtants que ceux connus par Diderot et par tant d’autres ». C’est, en effet, il y a tout juste quarante ans (bien triste anniversaire !) que Micberth fut arrêté au château du Ludaix, dans l’Allier, dans des conditions rocambolesques.

 

La fantasia

 

« Le 15 août 1974, ma femme, mes enfants et moi, jardinions dans le parc de la propriété occupée par la Nouvelle Droite française. Soudain, un groupe d’hommes sautèrent par-dessus la chaîne qui interdit l’entrée du château, et se précipitèrent vers nous. Je levai les yeux et vis des gendarmes qui braquaient des mitraillettes dans ma direction. Le château était cerné. L’inspecteur divisionnaire Pasquet déclina son nom et sa qualité. Il était suivi d’un collègue de la brigade des faux et d’un jeune inspecteur de la criminelle. Plus loin, se tenait un commissaire de Clermont-Ferrand, assisté de deux inspecteurs, puis, en retrait, le commandant de gendarmerie de Montluçon. Autour de la propriété, en position, deux brigades de gendarmerie en armes. Le portail d’entrée était resté bloqué par les véhicules de la police.

« Ainsi, c’était cela une arrestation ! Mille fois je m’étais imaginé ce jour. L’imagination enjolive la réalité et lui donne des reliefs tout particuliers. Je cachai mon émotion, dans l’intérêt même de mes enfants, et conviai cette équipée à venir se désaltérer. (...)

« L’inspecteur divisionnaire Pasquet me glissa sous les yeux un mandat de perquisition. Les ordres étaient formels. Il devait récupérer les formules des chèques Pompidou que je détenais. Spontanément, je conduisis M. Pasquet aux archives où nous avions classé le dossier Delocty, puis lui remis l’enveloppe que j’avais conservée et dans laquelle se trouvaient les chèques. M. Pasquet me certifia qu’on me ramènerait à mon domicile le lendemain. Ses propos me parurent peu raisonnables, au regard des forces de l’ordre qui entouraient Le Ludaix. Je feignis de le croire, avec la volonté de ne pas inquiéter mon entourage, et surtout mes enfants. Je changeai de vêtements, glissai quelques paquets de cigarettes dans ma sacoche, un carnet de chèques ; et après avoir serré très courtoisement la main des policiers présents, je montai dans la voiture qui devait me conduire au quai des Orfèvres.

« Je dois dire que c’est sans aucune appréhension que je suivis ces hommes. Je n’imaginais pas un coup fourré, une machination, mais plutôt un quiproquo qui allait s’éclaircir après quelques minutes d’audition. Mes gardiens furent charmants. Les petites maladresses qui, de temps à autre, fusaient, de la bouche des officiers de police, étaient contrées avec autorité par l’inspecteur divisionnaire. Il faisait une chaleur étouffante dans la nuit du 15 au 16 août. Nous arrêtâmes à Bourges pour nous restaurer. Le jeune inspecteur de la criminelle conservait son arme, et pour la cacher, gardait sur les épaules une lourde veste en tweed. La sueur ruisselait sur son visage. Les policiers et moi parlions en sautant du coq à l’âne, comme des voyageurs qui seraient revenus d’un agréable séjour à la campagne. L’aubergiste s’approcha de nous, et, inconscient de la situation, nous lança : « Vous avez de la chance. Moi aussi, j’aimerais pouvoir m’évader. » Il faisait allusion à ses servitudes qui le contraignaient, par cette canicule, à travailler dans une salle qui, cette nuit-là, était une véritable étuve. Je partis d’un grand rire, et lui répondis : « Pas tant que moi ! », ce qui eut pour effet de déclencher une franche rigolade chez mes compagnons de table. L’aubergiste ne comprenant pas ce qui provoquait notre hilarité, nous regardait l’air nigaud, en se demandant ce qu’il avait pu dire de si drôle. Après un frugal repas que je touchai à peine, mes nouveaux « amis » et moi, en regagnant le véhicule, pissâmes de conserve (je ne peux m’empêcher de sourire quand j’évoque cette scène des trois policiers et de leur prisonnier, la quéquette à l’air, urinant leur joie de vivre dans une nuit bleutée d’août). Le reste du voyage fut pénible. Les flics, qui étaient sur le pied de guerre depuis plusieurs jours, semblaient exténués, et la conduite s’en ressentait. Nous arrivâmes enfin à Paris, à deux ou trois heures du matin, et après avoir bu une bière dans un établissement douteux, les inspecteurs me conduisirent au quai des Orfèvres, d’abord dans les locaux de la brigade des faux, puis, à l’arrivée du commissaire Monnera, dans les bureaux de la police criminelle. C’est là que j’appris ce qu’on me reprochait. (...) »


 


A la question : « Pourquoi cette pantalonnade et cette arrestation grand-guignolesque ? », le commissaire Monnera répondra : « Nous avions des informations qui nous laissaient supposer une arrestation difficile. On disait que vous étiez entouré d’une cinquantaine de conjurés armés. »

 

Sa garde à vue prenant fin, Micberth est conduit aux archives pour une photographie en pied. Il continue : « Puis je fus entendu par le commissaire principal Fouché, de la police judiciaire. C’est à ce moment que je pris conscience du guet-apens qu’on m’avait tendu. Le court interrogatoire qu’il me fit subir fut presque essentiellement politique. Il était évident que cet homme n’était plus qu’un pion, et que mon sort avait été décidé en haut lieu. 

« Un jeune inspecteur, très jovial, m’entraîna dans les couloirs, en m’affirmant que cette affaire allait connaître son dénouement dans l’après-midi (...) Je devais subir pourtant une dernière formalité : rencontrer le procureur de la République. On m’affirma que ce ne serait guère long. J’étais à nouveau rassuré et plaisantai avec le policier. Nous traversâmes une cour ; un lourd portail s’ouvrit, puis se referma derrière moi. Je vis des cellules. Des matons en bouse bleue m’entourèrent. Je compris que j’avais été joué. Puis ce fut la descente aux enfers. On me conduisit à la fouille où je fus invité à remettre mes lacets à un préposé goguenard, le contenu de mes poches et ma sacoche, ainsi que ma montre et mes allumettes. On n’osa pas me fouiller, ce qui me permit de conserver celles-ci. Désemparé, trébuchant à cause de mes chaussures devenues trop grandes, je fus conduit en cellule.

« L’imagination la plus morbide ne peut décrire un endroit aussi répugnant. Des murs ruisselants et gluants, des insectes qui grouillent à terre – cloportes, cafards – et cette odeur suffocante d’urine et de matières fécales qui vous envoie le coeur au bord des lèvres.

« Je me retrouvais au coeur de la pègre, avec un proxénète, un escroc, un voleur qui avait flanqué une volée sévère à deux policiers, et un jeune Marocain couvert de plaies, qui avait blessé grièvement – ou tué – un de ses coreligionnaires. Certains de ces hommes étaient là depuis quatre jours et n’avaient ni dormi, ni mangé. L’escroc avait été battu par des policiers du quai des Orfèvres, et portait sur le visage et les mains diverses traces de coups. Mes allumettes furent accueillies avec la plus grande joie, car l’administration, qui ne néglige aucune torture morale, aucune humiliation, laisse aux prisonniers leurs cigarettes sans leur fournir d’allumettes. Ces hommes, déjà très éprouvés, doivent sous les quolibets des matons quémander à tout instant du feu par la petite ouverture aménagée dans la porte et dont le diamètre n’est pas supérieur à deux centimètres. Pendant des heures, ces hommes, le visage collé aux portes crasseuses, la cigarette introduite dans le trou, implorent la générosité de leurs gardiens. Il arrive bien souvent que les cigarettes soient arrachées des lèvres ou que la flamme soit mise à une telle distance que le prisonnier, en gémissant, tète dans le vide, sous les lazzi des gardes-chiourme. »

 

Micberth est alors conduit au service anthropométrique ; on prend ses empreintes, on le mesure, on le pèse, on le photographie de face et de profil. Il est ensuite ramené en cellule. « Pour tromper le temps, les codétenus et moi-même organisâmes une course de cafards, occupation bien étrange pour un leader politique qui, la veille, au coeur du Bourbonnais, jardinait avec sa femme et ses enfants. La porte de la cellule s’ouvrit ; on cria : « Berthe ! », patronyme que je ne portais plus depuis dix ans, et deux policiers en uniforme me passèrent des menottes auxquelles était attachée une longue laisse. Mes chaussures, libérées des lacets, me fuyaient des pieds, et j’avais le plus grand mal à suivre le rythme de la marche. On me traîna ainsi dans de longs couloirs sombres, des souterrains à l’odeur de remugle caséeux. Puis je débouchai dans une pièce où, derrière une sorte de comptoir, se tenaient des magistrats à la « gueule » sinistre. Un substitut du procureur de la République, adipeux, au crâne luisant comme un casque de CRS., aboya dans ma direction quelques imprécations. J’appris que je serais inculpé de recel lorsque je passerais devant le juge d’instruction. A peine ouvris-je la bouche pour protester, que j’étais de nouveau entraîné dans les souterrains et jeté en cellule. Un maton poussa devant la porte cinq bidons en aluminium, qui contenaient une soupe que je n’aurais jamais osé faire manger à mon chien, et dans le couvercle, du chou-fleur ébouillanté, à l’odeur de fèces. Inutile de préciser qu’aucun des prisonniers, malgré la faim qui les tenaillait, ne toucha au brouet. »

 

Après un nouveau passage dans la salle des pas perdus, Micberth est présenté devant le juge d’instruction. « Enfin je fus introduit dans le bureau du juge Le Caignec. Malgré une défense qui me paraissait inattaquable, il m’imposa une fin de non-recevoir, sous le prétexte que nous étions le 16 août, et qu’il exerçait une fonction intérimaire. Néanmoins, il me promit que la presse ne soufflerait mot de cette histoire, promesse qu’il ne tint pas, car plus tard, j’appris que France Inter, Europe 1 et RTL informaient sans barguigner leurs auditeurs. On me reconduisit de nouveau en cellule. Puis je connus un cagibi et la fouille où je récupérai quelques affaires ; à nouveau le cagibi, puis le départ pour la prison. Le juge Le Caignec m’avait remis mon mandat de dépôt. Nous fûmes mis en file, et nous nous dirigions vers la sortie lorsqu’un jeune maton se précipite vers moi et me dit : « Il paraît que vous êtes le journaliste de Minute impliqué dans l’affaire des chèques Pompidou. « Je ne suis plus à Minute. » « Ah ! C’est dommage ! C’est un journal que j’achète toutes les semaines. Et puis, vous êtes pour nous à Minute. C’est comment votre nom ? « Eric Asudam. » « Celui qui a écrit l’article sur la justice ? » « Oui. » « Eh ben ! Qu’est-ce que vous foutez là ? » Je hausse les épaules et le policier nous entraîne.

« Nous sortons dans une cour bourrée de flics qui ferment la garde du déshonneur. On nous introduit dans les voitures cellulaires. L’endroit est si exigu que mes cent kilos ont du mal à y pénétrer. On pousse un peu avec la porte métallique. Han ! ça y est. Me voilà casé. Je me retrouve dans le noir absolu. Mon corps touche à toutes les parois. Le camion cellulaire démarre et ma tête heurte violemment le métal de la cabine. Pendant près de trois quarts d’heure, ce sera une lutte permanente pour maintenir mon équilibre. J’ai de la peine à respirer et mon corps ruisselle. La fatigue me donne des vertiges. Dans le noir, les événements de ces dernières vingt-quatre heures défilent devant mes yeux, comme au cinéma. Enfin, le fourgon cellulaire s’arrête ; des portes s’ouvrent, et je suis ébloui par la luminosité. La nuit, pourtant, tombe sur Fresnes. J’ai du mal à retrouver mon équilibre. En bringuebalant, je descends les marches de l’escalier et me retrouve dans la cour de la prison entre une haie de policiers. Sur les marches, un fat en costume élégant de ville me toise ironiquement et lance : « Tiens, voilà le père Noël ! » Il fait probablement allusion à mon gabarit et à mon épaisse barbe fleurie. J’arrive à sa hauteur et lui dis dans un grognement : « Pauvre con ! » Puis Fresnes m’avale. »

 

Micberth passera 15 jours à Fresnes dont il sortira avec les excuses du juge Le Caignec pour cette incarcération arbitraire. Il lui faudra 5 ans pour obtenir sa totale relaxe avec l’aide de Me Georges-Paul Wagner.

 

Le texte ci-dessus est extrait de « Pardon de ne pas être mort le 15 août 1974 », rapport de 330 pages dont le dactylogramme, terminé en 1975, annoté, fut imprimé en fac-similé en 1977. Quelques mois avant de partir, M.-G. Micberth avait commencé à revoir « Pardon... » afin de lui donner une publication définitive, mais il dut s’arrêter page 73. En sous-titre, il avait ajouté : « Ce que dicte la conscience ». Et à son avertissement d’origine, il précisait : « Un peu moins de quarante ans plus tard (2013), j’ai relu ce témoignage de jeune homme, avec colère et émotion. J’ai ajouté quelques notes et supprimé des lourdeurs inutiles ; enfin, je l’ai complété avec la plume d’un vieux monsieur qui est au soir de sa vie. Quelle tristesse que la bêtise des hommes ! »

 


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