Le « Chauvache » fut-il vraiment mis en lecture lors de son premier passage chez Stock ? Le doute subsiste quand on relit le courrier envoyé à Micberth le 11 décembre 1972 par André Bay : « Nous regrettons de n’avoir pas pu le retenir pour une publication et nous vous le retournons... » C’est pourtant le même André Bay, « Esprit libre » incarnant l’éditeur moderne et privilégiant les livres dont la lecture le change (selon ses dires), qui annoncera le 30 octobre 1973 à Mme M. (agent littéraire d’Asudam) que « Le Pieu chauvache » a passé victorieusement « la première étape de lectures » (sic) et que Stock envisageant « sérieusement une publication » (resic), il demande une option. Deux autres éditeurs étant déjà sur les rangs, Mme M. confirme l’option à Bay.
Micberth (ou plutôt Eric Asudam) raconte.
« Quelques heures plus tard, j’appelais Stock.
— Allo ! André Bay ? Ici, Eric Asudam.
— Eric Asudam ? Je suis heureux de vous entendre. J’ai été enthousiasmé par votre manuscrit. C’est le mot : enthousiasmé. Nous tenons enfin un écrivain authentique. Certaines pages relèvent du chef-d’oeuvre. Et, en plus, ce livre est rusé. On sent qu’il a été écrit par un personnage très intelligent, et parfaitement cultivé. Ce n’est pas du Miller, ni du Céline. Vous avez été plus loin, et vous avez su trouver un style très personnel. L’histoire est passionnante et très bien construite. On va faire du bruit autour de votre livre : et en plus, avec le personnage que vous paraissez être... Vous serez l’auteur maison. Il faut beaucoup de métier et de talent pour épurer une langue comme vous savez le faire. Bravo !
— Je rougis, et vous remercie d’avoir compris qu’il ne s’agissait pas de facilité, mais d’effets tout à fait volontaires, en français approximatif. Alors, vous éditez mon bouquin ?
— Cela ne fait aucun doute. Je crois que la place de votre livre est dans une collection de Barreau, à Stock II. Vous connaissez ?
— Barreau ? Non.
— Mais si, vous savez, ce prêtre qui s’est marié il y a quelque temps ! Il dirige chez nous plusieurs collections.
— Ah ouais ! Je vois !
Effectivement, je voyais. Je me souvenais d’un petit abbé bellot qui avait fait les beaux jours de la presse facile, avec le scandale que son mariage avait provoqué. J’avais dû regarder distraitement une émission de T.V., sous forme de débat, dans laquelle le petit curé new look esquivait des coups de masse d’arme que Michel de Saint-Pierre tentait de lui asséner.
— Alors, il faut que Barreau lise votre bouquin. Mais avant, je vous conseille de lui téléphoner. Et si vous vous faites tous deux la même idée de Dieu, il n’y aura pas de sérieuses difficultés.
— Et s’il refuse ?
— Dans ce cas, je reprendrai votre bouquin chez Stock normal. Vous pensez bien que je ne laisserai pas échapper un manuscrit de cette valeur ! (Ricanement complice.) Puis, j’aimerais vous voir... Quand viendrez-vous à Paris ?
— Attendons la décision de Barreau, si vous le voulez bien. »
Première édition du « Pieu chauvache »
L’abbé Barreau, curé des loubards, qui fut vicaire à Saint-Séverin, avait effectivement fait le buzz deux ans plus tôt en se défroquant pour épouser une jeune Ségolène. On le retrouvera beaucoup plus tard auprès de François Mitterrand, puis au ministère de l’Intérieur en tant que conseiller pour l’immigration. Bref, pas trop le lecteur idéal pour le « Pieu chauvache »...
Micberth s’interroge : « Mais avoir patienté douze ans, pour me retrouver édité par un curé new look et gauchiste, époux, par surcroît, de Ségolène Lefébure, médème écrivain-infirmière qui léchait à son tour les parties précieuses des media, avec des artifices qui sentaient davantage la diarrhée que l’éther... Merde ! Comprenez mon désarroi et le combat in petto que livra ma dignité contre mes petits intérêts particuliers.
J’appelai donc Barreau au big’ et fus surpris de tomber sur un garçon d’une grande courtoisie.
— J’ai lu votre manuscrit, et je suis d’accord avec Bay, Asudam. Votre bouquin est un bouquin exceptionnel (sic) ! Sur les centaines de manuscrits que nous recevons par an, deux ou trois émergent véritablement du lot ; et le vôtre fait partie de ces deux ou trois-là. Vous avez écrit, Asudam, un grand livre qui a d’ailleurs le mérite de provoquer des passions. Notre équipe est divisée. Il y en a de farouchement pour, et de résolument contre. Ségolène et moi sommes pour.
Profitant de l’occase qu’il me tendait à larges mains ouvertes, je glissai vicieusement :
— Oh ! Ne vous inquiétez pas ! S’il était refusé chez vous, cela n’aurait guère d’importance. Bay m’a promis de le prendre chez Stock traditionnel.
J’avais gaffé, et je perçus le trouble du petit curé.
— Le comité littéraire se réunit mardi après-midi. Vous serez fixé. Et puis, il faut absolument qu’on se rencontre.
Une semaine plus tard, le manuscrit est définitivement accepté. Il doit paraître dans la collection « Lire » de Stock II. Rendez-vous est pris à Paris le mercredi pour la signature du contrat. Et...
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« Je m’étais arrêté là, poursuit Micberth. Pourquoi ? J’en ai oublié aujourd’hui la raison. Flemme ? Lassitude ? Dégoût ? Va donc savoir...
Je serai donc moins précis dans les détails et me reporterai aux correspondances échangées avec ces joyeux plaisantins. Tout ce dont je me souviens, c’est que je suis rentré, ce mercredi, au 14, rue de l’Ancienne Comédie, en roulant des mécaniques, gonflé de bonheur et d’espoir ; et que j’en suis ressorti brisé et la queue entre les jambes.
Entre temps, mes charmants admirateurs avaient appris que j’étais un type tout à fait répugnant, un rétrograde, une maladie honteuse. Un facho, quoi ! Point de contrat, mais des mines embarrassées, des hommes d’une lâcheté comme rarement il m’a été donné d’en observer. Bay, un timide ; et Barreau, un cuistre.
De retour chez moi, dans ma belle demeure du Bourbonnais, j’écrivis au petit curé cette lettre :
« Barreau,
« Cela vous étonnera peut-être, mais je tiens à vous remercier. En quelques heures, vous avez réussi à me montrer tout ce que je hais le plus chez l’homme : le mensonge, la lâcheté gluante, la compromission, le reniement et la perte du sens moral.
« Vous m’aviez donné votre parole. Vous aviez insisté pour que j’envoie se faire foutre les deux éditeurs qui voulaient éditer mon « Pieu chauvache ». J’ai cru naïvement en vous, loin de penser qu’un ancien prêtre pouvait devenir aussi moche, aussi petit.
« Bay m’avait dit au téléphone que vous aviez insisté pour éditer « Chauvache » dans une de vos collections. Vous m’avez laissé entendre que mon manuscrit vous avait enthousiasmé. Vous m’avez affirmé que je signerais le contrat mercredi.
« Que peuvent bien signifier les deux ou trois conneries que Max Chaleil a bien voulu me balbutier ? Qui est Chaleil ? Tu connais toi ? Ensuite dans ce café où, mon cher Barreau, vous chiiez dans votre défroque, vous avez chargé votre équipe, en vous accrochant à la certitude que Bay éditerait « Le Pieu chauvache » dans une des collections de Stock traditionnelles. Bay n’éditera rien, trop bouleversé et ébranlé par cette lamentable histoire.
« Barreau, il est humainement impossible que vous soyez ce personnage sournois que vous avez bien voulu paraître. Ce serait trop triste, à désespérer du genre humain ! Je ne suis pas un petit garçon et encore moins un enfant de choeur. On ne fait pas à son pire ennemi ce que vous m’avez fait mercredi. Je ne pardonnerai pas.
« Voguant avec espoir au-dessus de toute cette pourriture, l’homme de coeur que je suis vous donne une chance de réparer. Vous m’avez délibérément fichu dans la merde ; à vous de m’en sortir.
« Je ne connais pas Chaleil, ni votre bande d’animaux tristes. Eux ne m’ont rien promis. Mais vous, Barreau, m’avez certifié. Vous respecterez votre parole. »
S’ensuivra un échange de douces missives entre Barreau et Micberth qui recevra également une lettre stratégique d’André Bay datée du 27 novembre 1973.
« Cher Eric Asudam,
« La réunion du comité littéraire qui devait avoir lieu ce matin ayant été annulée, je n’ai pu exposer le problème posé par votre manuscrit « Le Pieu chauvache », après le refus de publication par Stock II.
« Par ailleurs, je ne veux pas conserver plus longtemps votre manuscrit et je vous le retourne donc, en recommandé, en même temps que cette lettre.
« J’ai relu « Le Pieu chauvache » dans la perspective d’une publication Stock normale. Non seulement ça ne passe pas mais il ne serait même pas dans votre intérêt qu’il soit accepté. Je crois que des maisons comme Denoël, Belfond, Balland, lui conviendraient mieux, et il y en a sans doute d’autres que je ne connais pas. Et pourquoi pas les Editions de Minuit ?
« Je m’excuse du malentendu qui s’est créé entre nous à la suite de la défection de l’équipe Barreau. Vous devez comprendre que votre manuscrit est de ceux qui posent des problèmes, en raison de sa forme comme de son contenu. Je maintiens, pour ma part, que vous avez, dans le genre adopté, réussi une sorte de performance qui consiste à tenir en haleine un lecteur, à travers un pseudo-roman policier, pour lui offrir en même temps qu’une parodie, une allégorie qui donne à réfléchir et qui donne au livre son véritable poids. On peut estimer bien sûr que la volonté d’ignominie va parfois trop loin mais il n’en reste pas moins que tout cela est fort bien composé et, à mes yeux, mérite incontestablement d’être publié. Je regrette encore une fois qu’il y ait eu maldonne.
« Croyez-moi bien sincèrement vôtre. »
Belle reculade, à laquelle Micberth répondra entre autres choses : « Ne chicanons plus. Je regrette amèrement les contradictions flagrantes, les emballements passionnés pour mon livre, et ensuite, pour des raisons que j’ignore, les tiédeurs plus que sournoises. Chute grandiose, motivée peut-être par la réflexion, ou les arguments chiasses de piaf ou débiles, au choix, du triste et transparent Max Chaleil. »
Finalement, Micberth publiera son maudit « Pieu » en 1990, après un dernier passage entre les mains d’un agent parisien. « Sam est mort, il y a près de vingt ans. Nous sommes en 1990 et je me décide enfin à faire paraître ce manuscrit sulfureux qui circule sous le manteau depuis deux décennies. » Il était temps !
(Extraits de « Le petit curé », texte inédit, 1973, inséré dans Les Vociférations d’un ange bariolé).
Cf. à l'article publié le 18 octobre 2014 (rubrique Ici et là) pour la première partie de l'aventure du « Pieu ».