Lettre ouverte à M.-G. Micberth – Poste restante – Paradis.

« Celui qui, en soulevant la visière de sa gapette à pompons, a dit que la vie n’était qu’un éternel recommencement, n’était pas aussi pomme que ses pieds plats et sa vue en cul-de-basse-fosse le laissaient paraître. » Fidèle à cet adage, vous disiez souvent que les loups reviendraient dans nos campagnes, et que nous verrions des hordes barbares se cacher dans les bois pour survivre, comme au Moyen Age. Vous ajoutiez que vous ne seriez plus là pour assister à ce retour. La présence de loups dans la Marne était attestée à la fin de l’année 2014 et on en recense environ 300 sur trente départements. Quant aux hordes barbares, c’est pour bientôt ?

De nouveaux locataires ont dû vous rejoindre. Vous connaissiez bien certains d’entre eux : Wolinski (Maryse, très digne, lui a rendu un bel hommage), ou encore Cabu, « le béquillant et talentueux échappé de la bande à Charlie » (écriviez-vous en 1991). Charb, le boss du second « Charlie Hebdo », faisait-il de la surenchère à la provoc’, comme on le dit parfois, en lui reprochant son « irresponsabilité » ? Delfeil de Ton, un vieux collaborateur-fondateur du journal, le qualifie de « tête de lard » et l’accuse d’avoir mené sa rédaction à la mort. En 1973, si mon souvenir est bon, vous n’aviez pas de très bonnes relations avec le Delfeil en question : « Si Cavanna est grand et beau (on le dit) et peut se permettre de griffer d’une plume tonique la connerie et les laideurs de ce monde, Delfeil de Ton, lui, est un petit gnome crachoteux qui passe sa vie à se venger de ses semblables pour compenser ses refoulements d’insecte nuisible et doit donc se taire. » A propos de Cavanna, justement... Un gars prudent, qui ne se battait pas pour des idées, comme il disait, qui voulait juste faire rire dans l’atroce. Il avait refusé de reprendre dans « Charlie Hebdo » votre pamphlet sur l’armée, selon lui « une enfilade d’injures d’une violence telle que, si nous le publiions, même en citant les auteurs, nous n’y couperions pas d’une nouvelle condamnation en correctionnelle » (sic, CH juillet 1979). Votre profession de foi aurait pourtant plu, à l’antimilitariste Cabu et à tous ses fans : « ...Pour nous, l’armée est une entreprise de dévirilisation. Elle prépare l’appelé au brevet supérieur de reptation : « Même s’il est con, le chef a toujours raison ! » (publication intégrale dans « Le Réfractaire »). Pour info, on parle de rétablir le service militaire obligatoire (suspendu en 1997), tout spécialement pour nos « jeunes des banlieues ». Voilà qui vous fera plaisir, vous qui avez aidé nombre de jeunes gens à y échapper et qui vous êtes battu pour une armée de métier ! ça s’en va et ça revient...

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Depuis le 7 janvier 2015, Big Brother est devenu fou ! Être ou ne pas être Charlie est LE choix fondamental auquel les Français sont confrontés ici-bas. Plus que jamais, il faut surveiller son langage. Sinon, sanction ! Ainsi, Philippe Tesson (bientôt 87 ans) fait l’objet d’une enquête pour « provocation à la haine » parce qu’il aurait tenu des propos islamophobes à la radio. Non, vous ne rêvez pas, j’ai bien dit Philippe Tesson, le dangereux activiviste, celui-là même qui vous ouvrit les colonnes du « Quotidien » en 1975 (Il fallait être culotté à l’époque...) pour parler de la nouvelle droite : « Est vraiment de droite celui qui place l’homme dans son unicité originale, même s’il doit pour ce faire refuser le groupe. Celui, enfin, qui admet le droit à la différence. (...) En 1975, seule la destruction des institutions lui importe. Ni dieu, ni maître, ni Marx, pourrait être sa devise. Il est pacifiste et révolutionnaire (révolution des consciences). » Ah ! Le fameux « droit à la différence », attribué plus tard à ce cher Mitterrand... Les déboires de Philippe Tesson me font penser aux plaintes de la Licra et du MRAP dont vous fûtes régulièrement l’objet. Juste pour le plaisir, j’évoquerai la visite du chef de la brigade de gendarmerie voisine venu prendre votre déposition en 1998, suite à vos écrits « racistes » dans « Histoire locale ». Je cite la phrase coupable : « Depuis la remarquable prestation de Zidane au Mondial, on fait croire journellement dans les médias que chaque Français se pose la question suivante : pourquoi pas un futur président de la République d’origine arabe ou kabyle, bantoue, mau-mau ? » Fort heureusement, la plainte n’eut pas de suite : le chef de brigade vous avait lu dans « L’Echo des savanes ». Comme quoi, il y a des rebelles un peu partout...

« Un seul mot mal choisi peut, dans notre société moyenâgeuse et policière, réduire à sa plus minable expression la vie publique d’hommes imprudents. Dire merde à un magistrat équivaut à deux ou cinq ans de prison ferme ; douter de son honorabilité, à quelques centaines de milliers d’A.F. d’amende. Mais derrière la magistrature, il est des hommes influents qui la pourrissent et la déterminent. », écriviez-vous en 1973. On sentait le « vécu ». Et à propos de Big Brother, dont je parlais plus haut, juste une anecdote. Depuis le terrible attentat du 7 janvier, dans la presse, comme chez les politiques, nous avons vu se lever les Croisés de Charlie. Parmi eux, citons Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, qui déclare : « Il faut repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale » ceux qui ne sont pas Charlie. Certes, la pauvre petite a des excuses ! Son grand-père, Jean Meunier (ex-député maire de Tours et ancien ministre socialiste, chef historique de la Résistance régionale et fondateur de « La Nouvelle République »), avait qualifié d’« inadmissible » votre humour noir à propos d’Anne Frank dans « Révolution 70 », en juin 1968. Aussi, avec son gendre (Jacques Saint-Cricq), le grand-père menaçait-il la pauvre enfant et son petit frère, à chaque bêtise, d’appeler les « autobusiaques » dont vous étiez alors le chef de file. Vous voyez, tout traumatisme laisse des traces. 

La minute de silence (Respect), le deuil national, les cloches de Notre-Dame de Paris à toute volée (Tous chrétiens ?), La Marseillaise entonnée à l’Assemblée nationale (« Marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » Hum !), le grand défilé de nos dirigeants « démocrates » (Superbe mise en scène. Pourquoi riez-vous ?), les hommages, les honneurs distribués à nos dessinateurs-héros, les abonnements au journal, etc. Elle fut très belle la grande fête pour la « li-ber-té d’ess-pression » le 11 janvier dernier, non ? J’espère que vous en avez eu quelques échos au ciel, avec des photos. La marche républicaine a réuni des millions et des millions de participants. (Même que Krasucki il a pas dû pouvoir compter jusque-là ! Comprenne qui pourra.) Un reporter de « Charlie » encore vivant a parlé de « bal des faux-culs ». Y eut-il 44, 50, 60 chefs d’Etat et de gouvernement dans cette fameuse marche républicaine ? Les chiffres diffèrent selon les médias. D’aucuns ont bien eu quelques doutes sur la liberté de la presse dans certains pays représentés : « Il est à craindre que, de retour dans leurs pays, ces manifestants officiels continuent leurs politiques répressives »Mais plus on est de fous, plus on rit ! On verra bien demain. Pour finir, les méfaits du terrorisme n’étant quand même pas une découverte de 2015, je voudrais (toutes proportions gardées) faire un retour en arrière. Attentat du 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic, à Paris : 4 morts, 40 blessés (contre 12 morts 8 blessés) et la mort de plusieurs centaines de personnes évitée car le rabbin était en retard dans son service. Quelques jours plus tard, le MRAP organise (comme d’hab’) entre Nation et République une grande manifestation de protestation (200 000 participants) à laquelle se joignent des personnalités politiques. Le 8 octobre, l’AFP diffuse aux rédactions votre communiqué de presse : « L’écoeurante exploitation des quatre victimes de la rue Copernic par les partis politiques est, à mes yeux, la plus détestable perversion idéologique qu’il m’a été donné de voir depuis bien longtemps. On oublie un peu vite que la démocratie républicaine a été instituée sur les cadavres de centaines de milliers de Français, pour la plupart innocentes victimes d’une répression aveugle qui assassinait au nom des droits de l’homme. Que faut-il vraiment redouter : la poignée de méprisables nostalgiques du nazisme dont la culpabilité n’a pas encore été établie ou la cohorte moutonnière et haineuse qui hurlait la peur de sa propre faiblesse ? Le 7 octobre 1980, des centaines de milliers de personnes ont fait renaître en France et pour des décennies l’antisémitisme. »

 Ah ! Comme j’aurais aimé parler avec vous de Charlie !

 Tous vos amis terriens vous embrassent.

 

Sources :

« Juste en passant » in Histoire locale, été 1998.

« Radio libre », in Charlie Hebdo n° 453 bis , 19 juillet 1979.

« Nier l’armée », in Le Réfractaire n° 31, août-septembre 1977.

« Vers une nouvelle droite », in Le Quotidien de Paris, 7 novembre 1975.

« Edito » in Actual-Hebdo n° 39, 24 novembre 1973.

« Comment faire intellectuel sans avoir la migraine » in Actual-Hebdo n° 23, 19 mai 1973.