Il n’y a pas de politique sans la vie. C’est là où le bât blesse, car jamais comme aujourd’hui, ceux qui conduisent les affaires de la France n’auront été aussi éloignés des réalités du quotidien.

     Je parle des réalités essentielles de la vie logique, de celles qui sont presque marginalisées par le « vivant », tant sa préoccupation majeure est médiocrement terre à terre.

Au cœur de l’été, avec mes enfants, nous admirions une feuille de millepertuis, l’herbe à mille trous. Cette plante doit son nom à la multitude de « pertuis » qui criblent ses feuilles. Quand on la broie entre deux doigts, il en sort un suc carminé qui peut, de très loin, évoquer le sang. Paracelse le Grand (XVIe s.) l’intégra à sa loi des signatures : une plante qui « saigne » se disait-il, doit guérir les plaies et améliorer la circulation sanguine, etc.

Vraiment curieuse cette loi des signatures ! Les cerneaux de noix ressemblent au cortex cérébral d’un pékin moyen. Nous pourrions peut-être tenter une expérience en choisissant au hasard un parfait abruti, tiens, Fabius par exemple et lui imposer d’absorber dix kilos de noix fraîches. Si la loi vaut, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le Premier ministre de la France socialiste devrait se métamorphoser en un Einstein Albert de première main (r = 2GM/c2).

Et quels seraient les effets, j’en tremble, de l’ithyphallus impudicus (satyre puant), champignon qui ressemble à une bite en érection montée sur deux chaleureux roustons végétaux et qui dégage – Dieu m’oigne les sphincters ! – une épouvantable puanteur de charnier ?  

La brillantine de M. July

L’œil collé à l’oculaire de mon microscope, j’observe avec émerveillement un splendide leucocyte éosinophile dont le protoplasme est autant boursouflé que M. July, l’épatant directeur du quotidien « Libération ». A cet égard, comme disait un énarque du régime précédent, j’utiliserais bien volontiers la brillantine dont s’inonde M. July à la place de l’huile de cèdre, indispensable pour poursuivre mes observations avec un objectif à immersion. Pour les imbéciles, il me faut préciser que l’on interpose entre la préparation examinée et l’objectif du microscope, un liquide dont l’indice de réfraction est sensiblement identique à celui du verre de l’objectif (brillantine de M. July n = 1,515).

Je tourne frénétiquement la vis micrométrique de mon engin pour me faire une vraie mise au point sur un neutrophile méchamment coloré par le May-Grünwald Giemsa ; dans mes oreilles arrive la voie athérosclérosée de l’abbé Pierre. Il est pour un soir vedette de l’actualité, parce que le Premier ministre l’a reçu à Matignon. Je hais la vieillesse !

Ce petit curé crotté

Flash-back... Me voilà trente ans en arrière : petit merdeux idéaliste, je cracherai dans mes mains et au nom de la Sainte Croix j’irai de par le monde guérir les écrouelles et évangéliser l’aborigène. Le Bantou, surtout, avec sa bonne tête d’oligophrène qui ne demande qu’à recevoir le bon Dieu pour vivre serein et heureux dans la lumineuse clarté du Seigneur...

Et puis, et puis... l’abbé Pierre, comme Zorro, est arrivé. A nous autres, petits merdeux de Dieu, micropèlerins de l’absolu, il nous a dit : « Finis les regards au-delà de l’Atlas, balayez l’exotisme de vos têtes, le boulot est là dans cette France d’après-guerre, vous marchez sur les pauvres sans vous en rendre compte ! »

Et on a tous retroussé nos manches avec un enthousiasme que je ne saurais décrire aujourd’hui. Ce que j’ai fait ? Je l’ai oublié et là n’est pas l’important, je devais le faire.

Je me souviens mieux de mes rêves. De l’extraordinaire amour que j’éprouvais pour ce petit curé crotté. De toutes mes aventures imaginaires à ses côtés.

Je me vois encore arpentant les bidonvilles avec au-dessus de la tête une auréole presque aussi astiquée que celle du saint abbé.

     Ah ! qu’est-ce que j’ai pu les adorer mes frères crouilles, pauvres, nègres, malades, infirmes, mes sœurs putains. Bref, je m’en suis tellement mis jusque-là d’indigence, de misérabilisme et de charité chrétienne que je m’en suis dégoûté pour la vie.

Le chagrin perpétuel

J’ai appris là, à cette dure école du chagrin perpétuel, que l’on était désespérément seul et pour la vie, que l’autre quand on refusait de l’asservir, de le broyer, c’est lui qui vous anéantissait et parfois avec un raffinement de cruauté inimaginable.

Il n’y a rien de plus confortable que de faire la charité, de plus vivifiant, de plus exaltant. Plus on torche du pauvre et plus on rayonne. Plus on essuie la sanie des plaies purulentes et plus on s’épanouit. Plus on donne l’accessoire et plus on se sent léger et si l’on donne l’essentiel, c’est la lévitation et à coup sûr l’extase par-dessus le marché.

Si Dieu ou diable, un jour, me demande de lui rendre compte de mes pieux mensonges, je serai damné pour l’éternité.

Quand on donne, on rend d’abord service à soi-même. Voilà pourquoi il est superflu d’attendre le moindre geste de reconnaissance des bénéficiaires de ses bontés, de ses largesses.

On peut prétendre au désintéressement total mais cela est une autre histoire. De rares hommes y parviennent. Comme on dit, cela échappe au vulgaire.

Le vent d'ouest

Je marche dans la plaine picarde et j’ai froid au cœur. La brume jointoie le ciel et la boue. Je suis lourd et le choc mou de mes talons résonne dans ma nuque. Oppressé, je suis, par le bloc de béton armé que la vie, jour après jour, a coulé dans ma poitrine.

Partout le futile, le nul, le désespérément salaud, la trahison. Mes frères corbeaux volent autour de ma tête et me tressent une couronne noire.

Il est ridicule de ne pouvoir retenir ces rus de larmes qui s’échappent de mes yeux piquants. Bah ! Le vent d’ouest sans doute...

(...) J’en deviendrai fou mais je préférerai toujours un lion blessé à mort à un rat vivant qui se fend la pêche.

« La seule règle invariable, disait Léon Bloy, c’est d’éteindre toujours l’enthousiasme et de souffler sur tous les luminaires de l’espérance. » Tristes petites merdes !

 (Extrait de « La Lettre de Micberth », novembre 1984). Tous les articles du journal ont été réunis dans l’ouvrage intitulé « La Lettre », paru en 1986.

 

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