Je viens de recevoir le « Madame Céline » de David Alliot qui s’est longuement entretenu avec Lucette Destouches pour rédiger sa biographie. A la page 280, au chapitre Les Atrides, on peut lire : « En novembre 1968, à la grande surprise de Lucette, Le Monde des livres annonce la création d’un prix « Louis-Ferdinand-Céline » avec pour toute explication : « Le prix Louis-Ferdinand-Céline, destiné à découvrir et à encourager un jeune auteur d’expression française, recevra les manuscrits jusqu’au 30 janvier 1969. Les résultats seront communiqués le 16 mai. Le prix est doté de 10 000 francs. L’œuvre du lauréat sera publiée à 10 000 exemplaires. S’adresser à l’institut Micberth, château du Plessis, Limeray (Indre-et-Loire). » Comme beaucoup d’autre initiatives, cette idée farfelue n’aura pas de suite. »

Et l’auteur d’ajouter en note complémentaire (p. 367) : « Le Monde des livres, 16 novembre 1968. A noter qu’en décembre 1968, ledit institut annonce la parution aux « Éditions de l’institut Micberth » du livre d’Alain Camille, Pamphlets indignes ou comment devenir le troisième trou du cul de Céline, avec la « préface d’un Juif », le livre était annoncé comme « Pamphlets d’une rare dureté, crus et cuits, pour un nouveau racisme et une belle société ». Tout un programme ! »

Si l'information est totalement exacte (Bravo à David Alliot et merci à Lucette), elle appelle des précisions. Pourquoi ce prix et pourquoi l’abandon du projet en cours de route ? Le livre de David Alliot ne précise pas que Micberth rend visite à Lucette rue des Gardes, début 1969, pour lui en parler et demander son autorisation. Mme Céline a sans doute oublié cette rencontre (on ne saurait lui en vouloir). Micberth, quant à lui, a laissé un long témoignage écrit sur ces quelques heures passées avec Lucette, publié dans Actual-Hebdo en 1973, sous le titre : « Lili ! ». J’en donne ici un extrait, afin d'expliquer le pourquoi du comment.

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Après quelques minutes de quiproquo, Lucette ayant pris son visiteur (pourtant annoncé par son secrétariat) pour un nouveau client venu prendre des cours de danse, les présentations sont faites.

Micberth raconte :

« Le fantôme de Ferdinand me guette dans l’ombre. Je le sens tout près le perclus, l’écrivain maudit, avec sa sale trogne de persécuté puant, le colosse mégalomane, prêt à bondir d’entre ses cannes d’infirme.

— Vétilles... Billevesées que tout cela... Fous-le à la porte, Lili... Veux plus recevoir ces ténias... Je suis mort... crevé... Entends-tu ? Mort ! Alors qu’on me foute la paix... une fois pour toutes... Entends-tu bordel de merde ?... Tous écorcheurs... gaullistes... détrousseurs de cadavres... imposteurs... métis... Foutrie que cela... Lili... A la lourde les chienliteux... dans la Seine...

J’entends bien sa voix grinçante au Ferdinand, assourdissante dans mon crâne.

— C’est moi le meilleur... vous entendez palsambleu... le meilleur... le seul... l’unique... Carognes !... Aux chiottes les carognes... A la porte les écrivachiers... D’un médiocre l’autre... tous plus pourris chinois... Z’ont passé Cognac... Je l’avais prévu comme reste... soûls, violents, violeurs ils sont Lili... Maintenant normal... Lâche les clebs je te dis...

Je plie sous l’opprobre. Au commencement un peu surpris je suis. Mais on se familiarise vite avec le délire du vieux con. Je gonfle soigneusement mes poumons et oxygène bien ma volonté. Agressif il me trouve Ferdinand.

— Fous la paix Louis ! Mieux vaut être beau, jeune, inconnu et vivant, que dément, moche, célèbre et mort.

Il en reste tout con Ferdine, très étonné de trouver plus caustique. Je m’en tire par cette lapalissade. Blessé, Ferdinand ferme sa grande gueule, et retourne en maugréant entre ses chicots dormir dans son éternel bien à lui, dans ces profondeurs pétillantes que plus rien existe.

— Qu’on  me foute la paix... C’est tout ce que je demande nom de Dieu !...

Ce sont ses dernières paroles audibles.

Lili pose délicatement ses doigts sur mon bras.

— C’est par ici, dit-elle, en me montrant le chemin. Depuis que la maison a brûlé j’habite le garage. Ça c’est passé en mai 68, dans la nuit du 23 au 24, à 23 heures on croit. Le feu s’est déclaré dans le bureau de Louis, puis a gagné le reste. Vers minuit, il n’y avait plus rien du pavillon, cendres et ruines. Aujourd’hui les assurances me font des histoires pour construire comme c’était avant. Et je n’ai pas un sou devant moi pour assurer les premiers travaux.

— Mais les droits d’auteur de votre mari ? m’étonné-je.

Alors là elle se marre franchement Lili. J’ai dû dire sans m’en rendre bien compte, l’énorme connerie.

— La Ainéreffe ne me donne rien ou presque rien. Gaston nous a fait vivre, Louis et moi, dans les dernières années, Louis comme un tâcheron. C’était une sorte de rente qui faisait de Ferdinand un ouvrier de la plume

— Et le Livre de Poche ? j’insiste. Les éditions étrangères ?

Elle se rembrunit et vitupère de plus belle.

— Vous devriez savoir que Le Livre de Poche ne rapporte absolument rien à l’auteur, et les Américains ne nous donnent pas un sou.

— Mais enfin madame, tout le monde lit ou a lu Ferdinand. Et tenez, il y a quelques mois, je recevais un sociologue américain, le docteur Edward, qui me confirmait que votre mari était le plus lu et le plus apprécié aux Etats-Unis après Jean-Paul Sartre.

Elle me regarde fixement, une moue dubitative sur sa bouche en coup de couteau.

— Pourtant je vous assure, je vous affirme que je ne touche pas un centime pour tout cela, et que je vis quasiment dans la misère. Je survis chichement grâce aux cours de danse que je donne au détriment de ma santé. Je suis lasse.

Je suis confondu de surprise et crispé d’indignation. Cet état d’existence me paraît irrationnel. Comment la veuve du plus grand écrivain contemporain peut-elle vivre dans le plus parfait dénuement, dépourvue à ses dires du nécessaire, exploitée comme pas, et sucée au sang par des éditeurs affairistes et sans scrupules ? Elle prévient mes paroles et ajoute :

— Ne croyez surtout pas monsieur Asudam, que j’aurais pu vendre des manuscrits inédits ou des documents. Tout a brûlé. Et lorsque je dis tout, j’exagère beaucoup, car il ne restait pratiquement rien. Les charognards se sont abattus, à la mort de Ferdinand, sur ses malheureux trésors. Ils ont pillé sans complexes, presque tout volé, les Robert Canard*, les Dominique Deroupette* et tous les autres. Depuis ils écrivent des livres. C’était pour la bonne cause, disaient-ils. Le très peu personnel qui me restait a brûlé dans la nuit du 23 au 24. Je n’ai plus rien de Ferdinand... de la fumée et des souvenirs.

Sous la colère elle me donne des noms et l’utilisation qui fut faite des documents volés. Je n’ai malheureusement rien noté.

Derrière les vitres de ce qu’elle appelle un garage, deux ou trois molosses cussent affectueusement, et trempent de buée les carreaux translucides. Oui vraiment, de très belles bêtes. Des animaux. Elle me présente :

— C’est un ceci, et l’autre un cela.

Je ne retiens jamais dans ma tête sélective la race des chiens que poliment on me présente. Pour moi, il y a les braves toutous que je caresse et qui me lèchent les mains et les autres, les vicieux, les sournois, les mauvais que par prudence je mords. J’aime bien prendre les devants. (...)


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— Vous n’avez vraiment pas connu Louis ?

— Non, je réponds.

— C’est étrange, vous êtes la première personne qui ne me dit pas d’âneries sur Louis. C’est stupéfiant.

Lili veut me faire plaisir. Elle n’est pas plus stupéfaite que cela. Intriguée vraisemblablement, au plus, car cet homme jeune qui dépouille le psychisme de Louis-Ferdinand avec justesse, comme s’il avait connu ou visité à son aise, pendant des décennies, le tréfonds de l’âme malade du grand écrivain.

La conversation se poursuit, passionnante, sautant du coq à l’âne. Mais Lili revient toujours sur des questions matérielles :

— Alors vous vivez avec vos amis dans un grand château en Touraine ? Vous en avez de la chance, monsieur Asudam ! Et ça coûte combien à votre communauté ? Oh ! là là ! Et où trouvez-vous tout cet argent ? Eh bien, vous en avez de la chance !

Je l’invite à venir passer quelques jours chez moi, après lui avoir précisé que le château ne veut rien dire, et qu’en fait je suis bien pauvre. Elle accepte avec joie, puis se ressaisit et se rétracte.

— J’ai des ennuis de voiture actuellement. Au fait, vous ne connaîtriez pas un appartement ?

Elle me donne un ordre de prix et de grandeur.

— C’est pour cette pauvre Arletty que j’ai vue l’autre jour. Elle est sans le sou, et devient irrémédiablement aveugle. Pourriez-vous faire quelque chose pour elle ?

Je suis embarrassé.

— Je veux bien essayer.

— Vous êtes gentil. (…)

Drrriiing ! Un zigue l'appelle au téléphone. Un Israélite de ses amis, médecin ou juriste ; des « amis à elle », me précise Lili. Nous y sommes. La grande fête des Youtres après la mort du féal antisémite, avec la consigne façonnée en grosses étoiles de David : surtout ne pas faire reparaître les pamphlets ; la laideur dans le trou avec Ferdinand.

Lili développe ses explications par des procédés pseudo-philosophiques qui n'arrivent pas à me convaincre. Toute censure est criminelle. Jusqu'à preuve du contraire, chaque fou doit pouvoir expliquer sa folie quand il le peut.

Et j'en apprends d'autres encore. Par exemple que ce pauvre Paraz n'était qu'un étranger emmerdeur pour Ferdinand, un petit tubard paranoïaque qui sollicitait quelques calligraphies pour pouvoir survivre dans ses sueurs profuses et polluées. Le gala des vaches ! Il ne croyait pas si bien dire l'Albert. Quelles vaches en effet ! Louis ceci, Louis cela.

Ferdinand refusait obstinément de rencontrer ses petits-enfants. Un jour, Lucette se laisse émouvoir par le petit-fils qui veut visiter son illustre grand-père. Elle introduit l'adolescent dans le bureau de Ferdinand qui lève la tête en bougonnant :

« — Qu'est-ce que c'est ?

« — Je suis votre petit-fils.

« — En voilà une affaire ! Et que voulez-vous ?

« — J'ai beaucoup d'admiration pour vous, et je voudrais devenir écrivain.

« — Tiens donc, lance Ferdinand. Et avez-vous passé votre bachot monsieur ?

« L'adolescent est très embarrassé. Il bafouille, rougit, blémit, et fait comprendre à son grand-père que les études et lui ne sont pas spécialement de bonnes relations.

« — Eh bien vous reviendrez me voir quand vous aurez passé votre bachot. Au revoir monsieur. »

Ferdinand se vengeait naïvement de sa première belle-famille. Plus bourgeois qu'eux, il serait, aux yeux du gamin. Plus con à principes. Lili me raconte tout ça avec des mines de Pierrot gourmand. Je laisse faire, heureux de pénétrer davantage dans la sordidité bardamuienne.

Je bivouaque présentement dans une association de jeunes auteurs d’expression française, et je suis venu, sous la contrainte de Maître Gibbon*, pour plaider ma cause, moi qui pensais que la littérature était une grande famille, et que pour rendre hommage à un écrivain disparu, il suffisait de fonder un prix, sans pour cela détenir en bonne et due forme une autorisation familiale et notariée. Je l’avoue, je suis loin des affaires, et les affaires me rendent bien cette indifférence.

— Monsieur Asudam, il y aura un prix Louis-Ferdinand d’accord, mais à la seule condition que vous consentiez à attribuer ce prix à un récit animalier.

Et moi, indigné, de sursauter jusqu’au plafond latté de l’ex-garage.

— Comprenez-moi, monsieur Asudam, Louis aimait tellement les bêtes ! J’ai décidé de dédicacer « Rigodouille » aux animaux, et cette idée a été très encouragée d’ailleurs par Maître Gibbon* qui défend parfaitement mes intérêts.

Maître Gibbon* je le connais. J’ai eu avec lui une conversation téléphonique des plus ambiguës. L’avocat de Lili voulait nous faire un procès parce que nous avions utilisé le nom de Louis-Ferdinand sans autorisation préalable. Mais j’étais de bonne foi. Je la croyais morte depuis belle lurette cette Lili ; ou repartie pourrir chez sa mère, très dégagée du coup, plus du tout dans la course, pas détentrice des droits du grand homme que j’imaginais tombé dans le domaine public. J’ignorais toutes ces histoires de gros sous et m’en branlais, je l’affirme, au sang.

Après les paroles de Lili, cette rencontre me paraît sordide, et ne permet plus aux esprits, aux subtilités de se caresser. J’ai rendu l’âme, dressé au-dessus de ma tête le drapeau blanc. Rendu je suis, corps et âme, tout amolli de tant de sottises, d’aberrations, de couillonnades, de merdeuses engeances.

— Ouaf ? interrogé-je dans un dernier espoir, l’œil vide d’essspression.

— Oui, Louis aimait tellement les bêtes, confirme-t-elle.

Dans ces conditions, plus question pour moi de rencontrer l'avocat Gibbon et le reste, qui composent ce merdier. J'en ai déjà largement ma claque. C'est avec des bottes d'égoutier et une camisole ignifugée que j'aurais dû rentrer dans son garage à la Lili. (...) »

On connaît l'importance de Céline, l'auteur, dans la vie de Micberth (Voir article « Micberth et Céline ») et ses sentiments contradictoires pour l'homme. S'il a tout au long de sa vie conservé « un respect religieux pour l'oeuvre inouïe du novateur », sa rencontre avec Lili le confortera dans cette idée que : « Ferdinand a très bien dit, le mieux dit, mais il n'a pas vécu. Et quelles que soient les richesses en indulgence, on ne peut lui passer cela. »

(Extrait de « Lili ! » par Eric Asudam (Micberth), in « Actual-Hebdo » numéros 25-26 des 9 et 16 juin 1973)

NDLR : Les initiés pourront facilement reconnaître les personnages derrière les noms marqués d'un astérisque (*).