François Cavanna vient de partir. L’hommage des médias est unanime : une grande plume vient de disparaître. Nous l’évoquions régulièrement ces dernières années avec M.-G. Micberth, ce dernier estimant que l’écrivain n’avait pas dans les années 2000 la place qu’il méritait et qu’on avait tendance à l’oublier. En consultant les archives, je retrouve une lettre datée du 23 juillet 1976 où Micberth s’insurge contre Cavanna, à propos d’un article concernant Céline : « Quand Alain Camille (A.D.G.) écrivait – il y a bientôt dix ans – « Comment devenir le troisième trou du cul de Céline », je crois qu’il te situait à la première place, moi à la seconde et lui, le modeste, à la troisième. Paraz était oublié et l’Alphonse balbutiait. Aujourd’hui, toi et A.D.G. faites une brillante carrière ; quant à moi, je n’intéresse plus que quelques universiteux vicelards et masochistes. En tout cas, grâce à vous deux – entre autres – la charogne de Céline se voit percée d’un demi-millier de trous du cul. » Convaincu que le « con » de Cavanna était le « juif » de Céline, il ajoute : « Beaucoup d’entre nous faisaient du Céline avant même d’avoir ouvert un de ses livres, c’est vrai. Mais avoue, toute honte bue, qu’il a affirmé notre volonté de nous exprimer autrement, qu’il a permis de nous servir de la totalité du vocabulaire, y compris des approximations, et de cette fameuse petite musique... »

Les échanges entre Micberth et Cavanna seront souvent houleux durant les années 1970. Le premier numéro d’« Actual » mensuel paraît en mai 1972. Quelques mois plus tard, Micberth doit s’expliquer sur de supposées similitudes : « C’était à redouter. Il y a des mauvais esprits qui ont cru sentir chez nous des odeurs de Hara-Kiri ou de Charlie Hebdo. On va s’expliquer une bonne fois là-dessus et on n’y reviendra pas. (...) Pendant dix ans, Cavanna a été emmerdé avec Céline. « Dis-le, allez dis-le que tu dois tout à Céline, que t’es un sale rital plagiaire, voleur ! » Comprenez que nous n’avons pas envie d’être emmerdés pendant dix ans avec Cavanna et d’entendre les mêmes conneries. D’autre part, nous avons commencé à déconner dans les mêmes époques que lui, les années 60, Cavanna a « réussi », nous pas. Quand on écrivait merde en ce temps-là, il se trouvait toujours un juge pour nous voler nos journaux et nous envoyer en prison. J’exagère à peine. » (« Actual » n° 2, août-septembre 1972)

En février 1973 (« Actual-Hebdo » n° 8), Micberth fait à nouveau une mise au point sur sa parenté avec l’équipe de Charlie : « Non, notre maître d’écriture n’est pas Cavanna. Nous respectons l’écriture mais nous méprisons l’homme. Et cela pour des raisons que nous n’avons pas à porter à votre connaissance, c’est-à-dire des raisons personnelles. Le style C.E.R.E.P. (Centre d'études et de recherches expérimentales du Plessis) est en fait un succédané du style autobusiaque J.F.P.F. (Jeune Force poétique française). Je vous assure bien que nous n’avons pas attendu Cavanna pour écrire mal. Il y eut après Céline et au sortir de la guerre, tout un courant d’écrivains illustres ou inconnus qui adopta délibérément pour s’exprimer le langage parlé. Les années 60 virent deux groupes originaux se révéler : l’équipe Hara-Kiri, l’équipe autobusiaque. Deux personnes aujourd’hui connaissent, l’une la célébrité, l’autre la notoriété ; Cavanna pour l’équipe Hara-Kiri et Alain Camille dit A.D.G. pour le groupe autobusiaque. (...) Pour me résumer je dirai que ces deux courants de pensée ont accéléré considérablement l’évolution littéraire et artistique occidentales. L’équipe Hara-Kiri opta délibérément pour la satire bête et méchante d’extrême gauche ; le groupe autobusiaque se referma sur lui-même et livra aux universitaires ses travaux. »

Si le groupe autobusiaque, appelé aussi « l’école de Tours », était apolitique et militait pour une révolution des consciences, on ne peut dire qu’il penchait à gauche. Dans son livre « La France marginale », paru en 1975, Irène Andrieu précisera : « Actual-Hebdo. A lire avant ou après « Charlie » pour ceux qui commencent à en avoir assez de « ne penser qu’à ça ». Actual est une entreprise de démolition personnelle, Asudam est nerveux, mais les pronostics de cet anti-Choron tombent diablement juste. »

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Le 12 février 1973, Cavanna envoie une lettre à Eric Asudam (Micberth) en réponse à sa précédente mise au point et exige sa publication.

Je relève dans le n° 8 de « Actual-Hebdo » (3.2.73) la phrase suivante : « Non, notre maître d’écriture n’est pas Cavanna. Nous respectons l’écrivain mais nous méprisons l’homme. Et cela pour des raisons que nous n’avons pas à porter à votre connaissance, c’est-à-dire des raisons personnelles. »

C’est signé « Eric ». Je suppose qu’il s’agit de l’Eric Asudam dont le nom figure à la rubrique « rédaction ». Alors je somme l’Eric en question de donner ces raisons, car moi je suis le Cavanna en question, et je n’ai pas l’intention de laisser passer cette petite lâcheté sans réagir. Vous allez donc, plaise ou non, expliquer à vos lecteurs ce qui entraîne ce mépris à mon égard. Et on verra ce qu’il en est, on pourra causer. Démolir quelqu’un par allusions est un peu trop commode, non ? J’attends donc la publication intégrale de ma lettre dans votre journal ainsi que votre réponse. Je vous signale en passant que c’est mon droit le plus strict et que je n’ai pas l’intention de m’en priver.

Ceci dit, et de toute façon, je vous emmerde. Signé : Cavanna.

Micberth publie donc cette lettre dans « Actual-Hebdo » n° 13 (3 mars 1973), avec une réponse dont voici un extrait.

« Mouche-toi Cavanna. Qui est morveux se. « Plaise ou non », dis-tu. Oh l’osé ! Crois-tu folliculaire matuvu que je ploie comme ça devant pareille jean-foutrerie ? J’ai deux cents livres de bonne et saine graisse qui me mettent à l’abri des sautillants plumitifs qui prennent allègrement l’honnêteté pour un sphincter anal et qui se mouchent avec. Si tu comprends pas tout très bien, je t’expliquerai doucement. Je pensais, délicat comme je suis, que le respect que j’éprouvais pour le grand écriveur Cavanna était incompatible avec le déballage de mes griefs personnels. L’homme pouah !

« Tu les veux beau blond ? Les voilà. Un peu d’histoire pour nous rajeunir la mémoire. En 1964, toi ou tes petits copains proposaient des accords de réciprocité à « L’Homère d’alors », brûlot en gestation pour lequel j’avais été pressenti comme rédacteur en chef. Jusque-là rien à dire, sinon qu’on t’aimait bien. Rien ne se fit. Quelques mois passèrent puis nous entrâmes dans l’aventure exaltante de la Jeune Force poétique française, action multiforme qui nous permit d’être partout les premiers et qui nous vit fiers de l’être. (Ris pas). Mais les pouvoirs publics et la cohorte ne tardèrent pas à nous tomber sur le poil. Même les journalistes parisiens les plus engagés se rangèrent aux côtés de la gueuserie et nous décrétèrent inadmissibles. Tandis que Jean Royer accomplissait son apprentissage de chevalier du noble esprit sur nos jeunes cuirs, les inculpations pleuvaient. Dangereux pour Hachette, pour les NMPP, pour la famille. Des pestiférés nous étions, les lépreux du langage. Et les rares papiers des journalistes partisans étaient bloqués au marbre par les rédacteurs en chef, puis fondus. Nous crevions de faim, de rage, de haine. Un seul type pouvait nous aider : le pimpant Cavanna. Suffisamment de ventre le bougre, défiant dans ses colonnes l’ordre bourgeois. Confiance et respect. Après tout, un court papier de Cavanna et tout s’enchaînerait. C’était alors notre logique et surtout notre espoir. (...)

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« Miteux, sans tripes et tout bouffés par les vers, nous avons sollicité. Siou plaît, un peu de justice. Oh attention ! Pas aide et assistance, justice. Pas encouragements, justice. Pas soutien ni reconnaissance, justice.

« Cavanna le pape tourna la tête, beurk, un oeil collé sur les résultats des ventes des NMPP, l’autre matant par la fenêtre l’horizon champenois, la vallée de l’Aube et au-delà, la forêt gauloise qui vit les légions de César poursuivre Vercingétorix par-dessus la plaine et les bois, les hauteurs du versant opposé et les fonds sauvages où la forêt enveloppe le site comme la mer bat le promontoire. Le troisième ? Le troisième je m’en souviens plus au juste. C’en était trop ! Pourtant je regardais bien les petits caractères dans « Hara-Kiri ». Cavanna soutenait tout et tous, même les choses sans importance. Pas nous.

« Tu comprends, cher Directeur, pourquoi je ne tenais pas spécialement à parler de tout cela, de mes sales jalousies. Tu me diras « ben mince, on a bien le droit d’accepter ce que l’on veut et de repousser le reste ! » C’est vrai. Mais bon dieu, ne te présente plus alors comme l’écrivain public des torturés et le Saint-Just de la presse gauchiste ! (...) »

 En juillet 1979 (l’été de la nouvelle droite), alors responsable du service de presse de la Nouvelle Droite française, j’eus Cavanna au téléphone (le 18 juillet). Sur son invitation, j’avais envoyé un article de Micberth situant la NDF dans le débat, pour publication dans la rubrique « Radio Libre » de « Charlie Hebdo ». Cet article reprenait un texte antimilitariste intitulé « Nier l’armée », publié quelques années plus tôt dans « Le Réfractaire » par May Picqueray. Cavanna me déclara qu’il ne pouvait tout publier : « J’ai pas envie d’avoir un procès. On en sort, j’ai pas envie de recommencer. » Aussi le passage fut-il « supprimé » et présenté dans le chapeau de l’article comme une « enfilade d’injures d’une violence telle que, si nous le publiions, même en citant les auteurs, nous n’y couperions pas d’une nouvelle condamnation en correctionnelle. C’est déjà pas drôle de se faire fesser pour ce qu’on a écrit, mais aller en taule pour la (vraie de vraie) Nouvelle Droite, pas question ! »

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Ce à quoi Micberth répondit dans un courrier daté du 23 juillet 1979 : « Que tu me caviardes (par deux fois d’ailleurs, une seule mentionnée), je m’en branle. Tu es chez toi, tu fais c’que tu veux. Il faudra simplement à l’avenir modifier légèrement le titre de ta rubrique : Radio « presque » libre. (...) Chiés par la droite, vomis par la gauche, impubliables dans « Charlie Hebdo », nous voilà plutôt mal barrés ! » Et pour terminer sa lettre, en réponse à une éventuelle inquiétude de la montée d’une extrême droite, Micberth proposait l’asile à Cavanna : « Blond aux yeux verts, Breton depuis la nuit des temps, moi dans l’fond, je m’en tape. J’échapperai probablement aux hordes de nazillons. Mais toi Cavanna, un tantinet métèque, par le papa Rital, si je comprends bien tu devrais commencer à t’oublier dans ton pantalon (Il faut entendre par métèque tout individu né en dessous de la Loire). Tu sais maintenant que s’ils se mettent après ton cul, tu pourras toujours trouver refuge chez nous ; nous te cacherons dans la cave. »

 « Je vends pas des idées, je sauve pas mon âme, moi », m’avait déclaré Cavanna. Il n’empêche qu’il avait un énorme talent littéraire que Micberth appréciait. Pour conclure, je voudrais reprendre l’hommage que ce dernier lui avait rendu dans son courrier 23 juillet 1976 (cité plus haut) : « Allez, au plan de l’écriture, l’ombre du gigantesque Ferdinand ne t’ôte rien. Voilà déjà bien des années que les anthologues distingués fouissent dans ta production avec des cris de verrat. Tu finiras glorieux. Plus personne n’en doute. J’écris ça avec une tristesse jalouse et résignée. (Tu peux remplacer tristesse par tendresse. Question de pudeur ! »

Les pronostics de Micberth tombent diablement juste...